Manger de l’autoroute, bouffer du bitume, ... allez, dans trois heures, on est chez nous !... La pluie qui n’a pas quitté Vichy durant ce week-end nous accompagne sur la route du retour. Une fois de plus, le coffre est plein, les glacières débordent, la température de la voiture réglée à 23 °C. Une fois de plus, nous discutons “filtres, poissons, nourriture, bilan du congrès”.

Allez ! Rouler, rouler, passer Saint-Etienne, contourner Lyon par le sud, traverser les longues plaines du Nord-Isère. Christophe à l’arrière s’est un peu assoupi, Pascal continue son analyse sur les passagers clandestins du coffre. Enfin les deux murailles préalpines que représentent le Vercors et la Chartreuse se dressent devant nous. Passer entre les deux pour enfin pénétrer sur le bassin grenoblois. Je dépose mes deux compères chez eux, un léger coup d’œil dans les glacières, tout va bien...

Allez, traverser Grenoble puis 15 minutes de montée dans le massif de Belledonne et je suis arrivé. Vingt heures, j’éteins définitivement le moteur, je m’accorde 30 secondes à ne rien faire, à souffler un peu après ce week-end épuisant.

Mais la soirée ne fait que commencer, des poissons à acclimater, et puis un doute : n’ai je pas fait une bêtise en ramenant une nouvelle espèce de “suiveur bleu”, alors que j’en possède déjà deux. Pourquoi avoir acheté ces Placidochromis sp.”phenochilus tanzania” ?




Placidochromis sp. "phenochilus tanzania" - Photos de Raphaël Lang.


Je m’extirpe enfin de la voiture, et, en ouvrant le coffre, la réponse est toute trouvée, même stressés après des heures de route, ces poissons sont toujours magnifiques, d’un bleu étincellant.

Trois espèces de suiveurs bleus dans un même bac ; j’entends déjà les hurlements, les “vade retro satanas”...

Mais, mais ce n’est pas tout, mes suiveurs bleus, et bien, ils n’ont rien à suivre ou juste parfois un match de foot sur la télé voisine.

Tout d’abord, le terme de “suiveurs bleus” :
Il s’applique à certaines espèces qui profitent de la fouille du sol par de gros poissons pour récupérer derrière eux de la nourriture mise en suspension. Il suivent alors continuellement leur hôte. On ne peut pas vraiment parler de parasitisme car le poisson fouillant le sol ne semble pas gêné, ni hostile à son “poisson pilote” ; ni de symbiose car le bénéfice offert à l’hôte semble nul. En fait, un vieux souvenir de cours de fac m’a fait réouvrir des livres d’écologie animale pour trouver le terme adéquat de phorésie, où seul un des deux protagonistes bénéficie d’un avantage de cette association sans que l’autre ne soit gêné par la présence de son suiveur.


Localisations

Présentation des trois groupes de compères :
L’emblématique Cyrtocara moorii, la future star Placidochromis sp.”phenochilus tanzania” et le proche cousin de l’electra (peut être même bien son frère) Placidochromis sp.”electra blue”.

A tout seigneur tout honneur, commençons par le Cyrtocara moorii. Seul représentant de son genre, il était déjà connu lorsque le lac s’appelait encore Nyassae. Le moorii est un peu au Malawi ce qu’est le “frontosa” au Tanganiyka ; d’ailleurs, les gros mâles possèdent également une bosse sur le front. C’est la “force tranquille” des aquariums de Malawi, ce bel “haplo” de 20 cm (voire beaucoup plus pour ceux qui élèvent leur poisson comme les oies du Gers) sait se faire respecter même par les m’bunas sans engager d’hostilités, mais bon, il ne faut pas le chercher. Dans le lac, c’est un suiveur “type” souvent associé à des espèces telles que le Fossorochromis rostratus qui représente pour lui une sorte de territoire à défendre. Il est présent dans tout le lac et même le lac Malombe à l’extrême Sud du lac Malawi. Les deux lacs étant reliés par la rivière Shire.

Le Placidochromis sp.”phenochilus tanzania” se présente déjà , malgré sa découverte assez récente, comme une espèce des plus attractives du lac. Ce fameux poisson à paillettes est magnifique et d’une agressivité intraspécifique très faible, ce qui permet de garder plusieurs mâles colorés dans un même bac. Cette espèce a été séparée récemment du P. phenochilus présent dans la partie nord du lac. Comme son nom l’indique, il vit en Tanzanie (côte Nord-Est du lac) mais sa distribution exacte semble encore assez floue.


Placidochromis sp. "electra blue"

Le Placidochromis sp.”electra blue” est une forme très proche du célèbre Placidochromis electra. D’ailleurs, les P. sp.”electra bidule” (comme le blue) pourraient bien représenter des variations géographiques du P. electra. L’”electra blue” se rencontre aux îles de Hongi et de Lundo et le long de la côte au Sud de Mbamba Bay (voir carte). Comme son nom l’indique, il est bleu d’un bleu “métallisé” entre le pastel du moorii et celui soutenu du phenochilus. C’est une espèce également extrêmement paisible.
Ma crainte, avec cette association, résidait dans le fait de garder ensemble les deux espèces de Placidochromis que Ad Konings considère comme très proches. A ce jour, je n’ai pas observé d’hybridation. Les pontes se passent bien car ces 2 espèces semblent totalement s’ignorer .Et, en dépit de mon rang d’alevin comparé au grand “Ad”, il me semble que ces deux espèces sont morphologiquement assez différentes. Le “phenochilus” est très trapus plus grand, l’”electra blue” est fin assez allongé, les femelles argentées tandis que les femelles “phenochilus” sont plus sombres et pourvues de rayures verticales. On n’observe d’ailleurs aucune animosité entre les mâles des deux espèces qui s’ignorent totalement.

Je demandai alors à ma compagne s’il elle voyait une différence entre ces deux poissons, tentant de titiller l’instinct de curiosité propre aux enseignants.

Après avoir lancé un regard de 1 seconde et demi sur l’aquarium, je me pris dans les dents un :
- Ah bon, il y a plusieurs marques de poissons là-dedans ... ?!!???!!

Mais bon, c’est vrai qu’elle porte autant d’intérêt aux cichlidés qu’une taupe à un ver de terre (éventuellement dans une poêle).
Mon regard se porta alors sur mon fiston de 2 ans, mais je me refusais de l’interrompre dans la passionnante tâche qu’il accomplissait alors (arracher les bras et les jambes de la poupée Barbie de sa sœur) pour une leçon de systématique vu que, depuis quelque temps, j’ai secrètement commencé un lavage de cerveau méthodique en plaçant sa chaise à coté de l’aquarium pour boire son biberon.

Non, je restais alors sur mon impression première (style normande), ces deux espèces sont proches mais pas tant que ça . Et puis dans le Malawi ...


Cyrtocara moorii

Si les relations interspécifiques de ces trois espèces peuvent être considérées comme bonnes, les relations intraspécifiques sont assez différentes :

Délicates pour le “moorii”, assez bonnes pour le “phenochilus” et bonnes pour l”electra”. Deux mâles adultes de Cyrtocara moorii dans un même bac, c’est non ; ce faux calme pouvant, dans un moment de folie avec sa carrure de deuxième ligne de rugby, mettre en charpie un prétendant au trône. Par contre avec sa ou ses femelles, il se montre très gentleman nageant d’ailleurs régulièrement en duo.
Le Placidochromis sp.”phenochilus tanzania” est plus coulant avec ses congénère mâles. Je possède trois mâles de même taille, tous les trois bien colorés. Il arrive parfois que le dominant des trois organise quelques poursuites, histoire de rappeler à ses copains qui est le chef, mais cela reste des intimidations “soft”. Par contre les femelles se prennent souvent le bec, se tournant autour en déployant leurs nageoires, mais bon, rien de très grave.

Le Placidochromis sp.”electra blue” est vraiment un pacifique, juste quelques nageoires se dressant au croisement d’un collègue mâle, bonjour, au revoir et rien de plus. C’est une espèce tellement discrète qu’elle ne saute pas aux yeux. Il faut la chercher, souvent placée dans la partie inférieure de l’aquarium, proche des rochers comme on rase les murs.

Ces trois espèces partagent leur eau dans un bac de 840 litres avec :

Dans le rôles des régulateurs de populations :
Un trio de Nimbochromis livingstonii adultes qui, pour des prédateurs spécialisés, font plutôt rigoler les jeunes alevins. Sans leur méthode de chasse si particulière (pratiquement pas utilisée en captivité), ils deviennent uniquement dangereux pour les alevins styles “utaka” qui ne se réfugient pas dans le décor après avoir été définitivement lâchés.

Un couple de Sciaenochromis fryeri, plus fins comme chasseurs mais bien souvent maladroits.

Dans le rôles des papillons :
Un couple d’Aulonocara sp.”stuartgrandi maleri” variété chipokae (la forme la plus orange des “maleri” prélevée au niveau du rocher de Chidunga à environ 10 km au Sud-Est des îles Maleri et 5 km au large du village de Chipoka).

Un couple du magnifique Aulonocara “mamelela”, nom commercial de l’Aulonocara jocobfreibergi pêché au récif de Undu (en Tanzanie).

Dans le rôle des belles lèvres :
Un trio de Placidochromis milomo ; oui je sais, encore des Placidos mais bon rien à voir avec les deux autres espèces.

Dans le rôle des fins et raffinés :
Un couple de Mylochromis melanotaenia, et leur barre transversale, le cichlidé sympa et discret celui que l’on oublie souvent lorsque l’on se remémore la population du bac dans sa tête tellement il ne pose aucun problème de maitenance.

Dans le rôle des incontournables :
Une poignée de Labidochromis caeruleus qui sont aux bacs de malawi ce que les olives sont aux pizzas. Le fameux mbuna jaune à crête noire, gentil comme tout avec les “haplos”.

Tout ce petit monde s’entend à merveille, et les altercations se font si rares (à peine quelques intimidations) que j’ai du mal à connaître le “boss” du bac. Après des années de m’bunas où chaque nouvelle introduction se soldait régulièrement par un massacre, ce bac d’”haplo” a quelque chose de très sympathique et reposant.

A chaque reproduction, le mâle dominant de chaque espèce s’octroie un tiers de l’aquarium, et la ponte se déroule sereinement, les autres pensionnaires du bac attendant patiemment, que l’affaire soit réglée pour reprendre une activité normale à travers tout le territoire. Les espèces plus faibles (Aulonocara et Mylochromis) ne pouvant pas défendre un domaine de ponte contre les curieux et opportunistes mangeur d’œufs, se cachent loin des regards, derrière les ardoises pour assumer leur instinct de reproduction.

Justement, en matière de reproduction, le comportement de ces trois “suiveurs” est en relation avec leur comportement propre. Le “moorii” est le plus exubérant des trois. Les pontes viennent régulièrement sans surprise et le mâle, excité par les premières phéromones émises par la femelle se préparant à pondre, est un vrai impudique, ne cachant à personne du bac durant de longues heures, ses intentions de perpétuer l’espèce. Les deux Placidochromis sont plus placides (elle est facile), les mâles très tranquilles attendent vraiment le dernier moment avant de se mettre au “travail”. C’est le revers de la médaille : pouvoir maintenir plusieurs mâles colorés “pépères”, mais avec un risque d’hybridation si un mâle d’une autre espèce plus fringant sur le moment ne s’arrête pas à certaine considération “ethnique”. Il est certain qu’avec un beau mâle Cyrtocara moorii bien dans son eau, le risque d’hybridation est pratiquement nul (à la boom de 3ème, on n’allait pas inviter à danser la copine du champion de sport qui avait déjà redoublé 4 fois, ...)

Mon seul réel soucis semble être l’eau. J’ai observé quelques symptômes particuliers (zone rouge à la base des nageoires et au-dessus de la bouche...), semblables à des infections bactériennes. L’eau de ma commune n’est pas traitée, avantage certain vis-à -vis d’un risque de contamination au chlore, désavantage pour la qualité bactériologique. Habitant en montagne, on trouvede nombreux alpages l’été en amont et les zones de captage ne possèdent pas de véritable périmètre de protection. La qualité bactériologique est donc mauvaise à cette période (ce qui est précisé régulièrement par DASS). Donc, il faut faire avec, même si un jour je décide de sortir l’artillerie lourde (UV, osmose inversée ou ozone). Pour palier ce problème saisonnier, j’effectue les gros changements d’eau en période hivernale, et je limite l’entretien du bac par des nettoyages plus réguliers des filtres avec de très faibles ajouts d’eau pendant l’été.

Depuis quelques temps, l’idée de m’orienter vers un bac non pas spécifique mais abritant seulement 4 espèces me titille. Il est vrai qu’il est souvent difficile de se raisonner en bourse et l’aquarium devient vite “un grand foutoir”. D’un point de vue esthétique, en choisissant bien les espèces, 4 populations importantes doivent être assez magiques.
Cependant, il est bien certain que dans ce cas il vaut mieux avoir :
Soit des femelles assez sympa pour éviter le beau mâle entouré de 7 ou 8 “sardines”.
Soit des mâles cohabitant assez bien ensemble.

Pour les suiveurs bleus, dans le premier cas de figure, on trouve le C. moorii dont les femelles sont à peine moins colorées que les mâles.

Dans le second cas, on trouve les deux Placidochromis. l’”electra blue” et surtout le “phenochilus” qui sont deux espèces que l’on peut maintenir en population avec tous les males adultes colorés. Je dois avouer que ce dernier a été pour moi une révélation, sensation oubliée depuis des années. Le Placidochromis sp”phenochilus tanzania” est un poisson exceptionnelle tant par sa beauté que son comportement, je suis tellement tombé sous leur charme que pour Noël je leur offrirais peut être un rostratus...

à suivre ...

Texte : Pierre Colombini (AFC 0587.38)
Photos : Pierre Colombini et Raphaël Lang.

Paru dans la R.F.C. n°254.

NDLR : Retrouvez Pierre sur son site : cichlide38.free.fr