Cyrtocara moorii, le "suiveur bleu" du Malawi


Cyrtocara moorii male adulte - Photo : Michael Chilard

Si je vous dis que beaucoup d’aquariophiles ont découvert les cichlidés du lac Malawi grâce à lui ! Que rares sont les ouvrages d’aquariophilie où il n’illustre pas les espèces vivant dans ce lac ! Qu’il est à la fois un des habitants les plus insolites et rares de ce lac, mais aussi un des plus connus et des plus communs dans nos aquariums ! Avez-vous deviné ? Encore un indice, il nécessite un nom de genre à lui tout seul. Alors ? Ne cherchez plus ! Il n’y a pas d’erreur dans le titre ! Le cichlidé auquel je fais allusion est bien le célèbre Cyrtocara moorii. Et quand je dis célèbre, c’est un euphémisme. Que le malawiphile qui n’en a jamais maintenu un exemplaire dans ses bacs, me jette la première pierre. Que l’aquariophile qui n’a pas lu au moins dix articles le concernant dans les diverses revues spécialisées se fasse connaître sans crainte. Que le cichlidophile qui possède un numéro de sa revue associative mensuelle où celui-ci ne figure pas dans la rubrique "petites annonces", parle ou se taise à jamais. Beaucoup pourraient donc penser que tout doit avoir été dit ou presque sur cette espèce maintenue depuis de nombreuses années dans nos aquariums. Cela reste à démontrer. Effectivement, l’aisance avec laquelle on le maintient depuis fort longtemps et la facilité que l’on a à le reproduire, font oublier que ce poisson est sur bien des points très particulier. L’usure du temps et les arrivées incessantes de nouveautés nous ont fait nous désintéresser de lui ou, du moins, de son histoire et de ses besoins. De nombreux cichlidophiles continuent de le maintenir mais sans, comme ils le font pour leurs autres locataires, se soucier de connaître ses habitudes alimentaires, sa répartition géographique et tous ses petits détails qui distinguent, et je le dis avec humilité et sans snobisme, les possesseurs d’aquariums, des passionnés d’aquariophilie. Les souvenirs de sa face sympathique, de sa silhouette azure lumineuse, de son allure débonnaire et du bonheur que j’ai ressenti à l’observer, m’ont fait penser qu’il était temps de lui consacrer un vibrant plaidoyer.

Le bien nommé :

Cyrtocara moorii a été décrit par Boulenger en 1902. Comme tous les "Haplos" du lac, on l’a longtemps rencontré sous le nom de genre Haplochromis. Quant est venu le temps de réviser le genre si disparate des Haplochromis, les scientifiques ont dû se dire que quitte à ce qu’il ait une particularité physique autant la faire connaître. Comme ces derniers, les aquariophiles ont également souligné cette caractéristique. En effet, que ce soit son nom scientifique ou ses noms vernaculaires, ils font tous références à la gibbosité frontale de celui-ci. Son nom de genre, Cyrtocara, vient du grec ancien Kyrtos (arrondi, incurvé) et Kara (tête). De nombreuses espèces transitèrent dans ce genre, mais toutes, mise à part notre moorii, en furent rapidement exclues. Ce genre reste donc pour le moment monospécifique. Je vous épargne la traduction de ses noms vernaculaires anglais, Humphead ou Lumphead. Quant à l’utilisation du terme "dauphin bleu du Malawi", cela semble venir autant de sa bosse que des formes de sa bouche et de son corps. Son nom d’espèce, moorii, lui a été donné en hommage au collecteur ayant fourni les spécimens qui ont servi à sa description, J.E.S Moore. Une polémique existe sur l’orthographe exacte du nom d’espèce. Certains pensent que le nom d’espèce devrait être tout simplement, et comme cela est souvent le cas, le génitif du nom Moore, soit moorei. Cependant Boulenger lors de sa description fit le choix de latiniser le nom de Moore avant de le mettre au génitif. Ce qui donna Moorius (latinisation de Moore), puis moorii (génitif de Moorius). Rien ne permettant actuellement, dans les règles de la nomenclature valide en taxonomie, de modifier cela juste pour des raisons de facilité ou de "bon sens", il est normal d’utiliser le nom donné par Boulenger. Durant quelques temps on a pu constater quelques confusions entre Cyrtocara moorii et Sciaenochromis fryeri. Elles étaient dues à la proximité des noms utilisés dans les commerces, Haplochromis moorii et Haplochromis ahli (encore une autre confusion), et au fait que la couleur bleue caractérisait les deux espèces. Elles n’ont d’ailleurs et pourtant pas beaucoup d’autres points communs. Ces polémiques et ces confusions font que l’on peut trouver Cyrtocara moorii dans la bibliographie et sur Internet sous les noms suivants :

En noms de genres, on le trouve sous Haplochromis ou Cyrtocara. Ils sont accompagnés de noms d’espèces variés, allant du valide moorii, en passant par les compréhensibles moori ou moorei, et allant même jusqu’à l’aberrant ahli. Pour les noms vernaculaires, c’est assez simple, Dauphin bleu du Malawi (français), Delfin-Beulenkopfmaulbrüter (allemand), Hump-head, Lump-head et Malawi blue dolphin (anglais).

Origine et répartition :

Cyrtocara moorii est originaire et endémique du lac Malawi. Visiblement, il est également présent dans le lac Malombé. Ce petit lac, comparé au lac Malawi, est situé à la pointe sud de ce dernier et est relié à celui-ci par la rivière Shire. Ces deux étendues d’eau étant très proches et reliées par un cours d’eau, la présence de Cyrtocara moorii dans le lac Malombé ne remet pas en cause son endémicité par rapport au lac Malawi. Il fréquente habituellement les fonds sablonneux dans des eaux ayant une profondeur généralement inférieure à dix mètres. De part son mode d’alimentation, que je détaillerai ensuite, ce poisson est fortement inféodé au substrat. On le trouve donc pratiquement partout autour du lac, mais seulement dans les zones offrant les conditions de sol et de profondeur adéquates. Malgré l’étendue de sa répartition, c’est une espèce assez rare. Le rencontrer dans le lac n’est pas une chose anodine. Fait étonnant sachant qu’il est, au contraire, plutôt banal de le croiser dans les différentes réunions et bourses de cichlidophiles. Les exportations de spécimens sauvages sont rares. Les informations disponibles sur Internet concernant les lieux de pêche, affirment que les individus sauvages proviennent pour l’essentiel du lac Malombé. Pour ceux provenant véritablement du lac Malawi, on trouve les sites d’origines suivants :

- Chilumba, à l’ouest de l’île de Katalé sur la côte ouest malawienne.
- Selewa, à 50 Kms au sud de Chilumba toujours sur la côte ouest malawienne.
- Lumbaulo, à l’est du récif de Taiwan sur la côte est mozambicaine.
- Ntekete, à 15 Kms au sud de la frontière entre le Malawi et le Mozambique, sur la côte est malawienne.

Malheureusement ces informations sont difficilement vérifiables. Cyrtocara moorii est importé depuis 1968, ce qui fait de lui un des premiers habitants du lac à avoir peuplé nos aquariums. Il est depuis longtemps reproduit dans les principaux pays fournisseurs de poissons destinés à nos aquariums (Singapour, République Tchèque, etc.), et largement distribué dans les magasins "spécialisés".


Cyrtocara moorii male subadulte - Photo : Michael Chilard

La force de l’originalité :

Toutes sortes de cichlidés vivent dans nos aquariums. Ils sont encore bien plus innombrables à peupler nos rêves. Cependant, très peu d’entre eux arrivent à imposer leur présence dans nos bacs en passant du désir à la réalité. Au-delà de ça, moins nombreux encore sont ceux qui peuvent se vanter d’y perdurer. Il y a des espèces qui, après nous en avoir mis plein la vue, ont très rapidement lassé nos regards. D’autres dont les comportements semblaient pourtant si intéressants sont tombées en désuétude dés que leur maintenance et leur reproduction furent maîtrisées. Certains poissons, après de nombreux échecs liés à la difficulté de les maintenir, ont fini par faire se résigner leurs plus fervents partisans. Rien de tout cela pour notre Cyrtocara moorii. Son arrivée fût certainement moins retentissante que celle des premiers "m’bunas". Sa maintenance ne posa probablement pas de grandes difficultés. Les premières réussites de reproductions arrivèrent sans bruit. Et néanmoins, à cause ou grâce à toutes ces raisons, il a fini par s’installer durablement dans nos bacs, en exerçant sur nous une douce fascination. Le plus grand atout de celui-ci fût l’originalité. Si on établissait un classement reprenant tous les critères de description des nombreuses espèces de cichlidés du lac, notre Cyrtocara moorii ne ferait jamais partie d’une quelconque majorité. On le trouverait toujours parmi les plus faibles pourcentages ou au pire dans la moyenne. Que ce soit au niveau de ses caractéristiques physiques ou de ses mÅ“urs, il choisit toujours au mieux la singularité et au minimum la rareté. Ce sont toutes ces particularités qui ont sûrement contribuées au succès et à la longévité de celui-ci dans nos bacs.

Touchez ma bosse :

Comme vous l’avez déjà compris, Cyrtocara moorii possède une gibbosité frontale. C’est la première et la plus remarquable de ses originalités. En effet, aucune autre espèce du lac ne possède cet appendice. Mâle et femelle en sont pourvus. Beaucoup d’aquariophiles témoignent que les mâles possèdent, en aquarium, une plus grosse bosse que les femelles. Ces affirmations sont d’ailleurs reprises dans beaucoup d’ouvrages. Certains spécialistes, quant à eux, affirment qu’ils n’ont jamais pu établir de corrélation entre la taille de la bosse et le sexe des individus, sur les spécimens observés dans le milieu naturel. Il y a peut-être plusieurs explications à cela. Nous savons que l’alimentation des poissons est bien plus riche, notamment en graisses, dans nos aquariums que dans le milieu naturel. Par ailleurs, le métabolisme peut être légèrement différent chez les mâles et les femelles d’une même espèce. Ceux-ci n’utilisent et ne stockent certainement pas les graisses de la même façon en fonction de leur sexe. Si on met à part les conditions de maintenance ayant les mêmes répercussions sur l’ensemble des individus, comme le manque d’espace consacré à la nage, un régime alimentaire inapproprié et le stress. Il faut ajouter d’autres éléments pour les femelles. La territorialité des mâles et leurs sollicitations vis-à -vis des femelles sont exacerbées par la captivité et la promiscuité. Même dans des bacs bien aménagés, rares sont, pour celles-ci, les endroits tranquilles et les périodes de calme. Les pontes en aquarium sont peu espacées et les périodes de jeun liées à celles-ci se répètent donc fréquemment. Enfin, le nombre d’Å“ufs et probablement plus important que chez les spécimens sauvages. Une alimentation trop riche, une inégalité métabolique et les conditions de vie en aquarium pourraient donc expliquer les disparités du volume de la bosse entre mâles et femelles dans nos bacs et l’homogénéité de celle-ci chez les spécimens sauvages.

"Patibulaire, mais presque" :

Cyrtocara moorii mesure entre 15 et 20cm. Les femelles sont légèrement plus petites que les mâles. Le corps est allongé et comprimé latéralement. Les nageoires dorsale et anale sont longues. Elles démarrent très tôt sur le corps et se terminent en pointes au niveau du pédoncule caudal, voir un peu plus loin. La nageoire caudale impressionne par sa taille et ses formes très arrondies. Les nageoires pelviennes et pectorales sont également très effilées mais, somme toute, relativement classiques. Les spécimens adultes avec leur tête aplatie par la bosse, suivie de leur corps massif, relié à une impressionnante nageoire caudale par un filiforme pédoncule caudal, ont un aspect "verre à bière". La tête est également imposante. Elle est pourvue, je crois que tout le monde a compris, d’une superbe bosse. Cette dernière, en grossissant, accentue la cassure entre la bouche et le front. La bouche volumineuse est pourvue de lèvres épaisses nacrées ou rosées. La mâchoire inférieure, légèrement prognathe, confère à la bouche une moue boudeuse. Le patron mélanique est bleu pour les mâles, mais également, et voici une deuxième originalité, pour les femelles. Celles-ci ne souffrent pas de cette terrible injustice dont souffrent beaucoup de leurs consoeurs chez les "haplos". Elles ont la chance d’avoir exactement la même couleur que leurs congénères masculins. Cela vous évitera l’effroyable petite phrase sortant fréquemment de la bouche d’un ami, qui face à votre superbe reconstitution malawienne, vous annonce ironiquement : "Ouhais, sympa le banc de gardons au milieu des cailloux !" Toujours très agréable à entendre ! Le bleu est très nuancé, surtout aux niveaux des nageoires, et son intensité varie en fonction de l’humeur du poisson. Il va d’un violet un peu délavé dans les moins bons moments, jusqu’à un magnifique bleu azur lumineux lorsqu’il est à son apogée. Cependant, même lumineux le bleu de celui-ci garde l’aspect velouté du patron des m’bunas. Il n’est jamais métallique comme l’est celui de Sciaenochromis fryeri précédemment cité. Son patron n’est que très rarement uni. Les motifs, rayures et tâches très visibles sur les jeunes individus, se retrouvent souvent par intermittence sur les spécimens adultes, toujours en fonction de leur humeur. Ces caractéristiques sont décrites dans le chapitre suivant. L’Å“il assez gros et très mobile, lui apporte encore une touche de personnalité. Il est barré d’un trait noir diagonal. Le cumul de caractères physiques tels que, tête massive, cassure de la bosse, mâchoire inférieure prognathe et Å“il expressif masqué de noir, lui fait arborer une superbe mine des plus patibulaires.


Cyrtocara moorii male subadulte - Photo : Michael Chilard

Avec le temps :

Quand on accueille ses premiers Cyrtocara moorii, on se dit qu’il va falloir attendre un peu pour apprécier pleinement la beauté de ces nouveaux arrivants. Les jeunes sont uniformément gris avec des rayures verticales plus ou moins marquées selon l’humeur, comme beaucoup de jeunes "haplos". Ils ont également plusieurs tâches noires sur le corps. On en voit généralement, une importante environ au milieu du corps au dessus de la ligne latérale, une plus petite au niveau du pédoncule caudal, une sur la ligne latérale entre les deux précédentes et plusieurs sur le dos au niveau de l’implantation de la nageoire dorsale de part et d’autre du corps. Un trait noir démarre du dessus de l’Å“il et barre celui-ci diagonalement en se terminant à la commissure des lèvres. Après plusieurs mois on se dit, qu’en fait, il va sûrement falloir attendre beaucoup plus longtemps que ce que l’on avait prévu. Le temps passe, puis vient une phase de désespoir plus ou moins longue suivant le tempérament de chacun. Vous l’aurez compris, leur croissance est relativement lente. Ce ne sont ni des alevins de saumon transgénique canadien, ni des jeunes tilapias triploïdes. Il vous faudra donc être patient. Il faut compter de 15 à 20 mois pour obtenir des individus mesurant entre 10 et 12 centimètres. Il y a un aspect positif à cette lenteur. Elle aussi contribue à accroître notre attachement. Lorsque l’on met beaucoup de temps à faire grandir un poisson, on a le sentiment que chaque jour qu’y passe le rend de plus en plus captivant. C’est sûrement pour cela que bien souvent, plus le poisson est grand, et plus le lien affectif est fort. C’est à cette période, avec les premières reproductions, que les comportements deviennent de plus en plus marqués. Les couleurs qui étaient néanmoins et fort heureusement, apparues bien auparavant, s’affirment et dévoilent toutes leurs nuances et leur beauté. Arrive donc enfin le temps où l’on va pouvoir profiter pleinement de lui. Le paroxysme étant probablement atteint à la première incubation réussie et au premier lâcher d’alevins. Sa longévité peut atteindre une dizaine d’années. Inutile donc de se précipiter. Vous aurez tout le temps de l’observer, de l’apprécier, de le photographier et de le choyer durant les longues années que vous lui consacrerez.

Pour son bien être :

Pour ce qui est de sa maintenance en aquarium, Cyrtocara moorii n’est pas du genre capricieux. A signaler seulement, une légère sensibilité aux nitrates constatée par certains aquariophiles. Enfin, du moment que l’on reste dans les paramètres habituellement utilisés pour les espèces du lac Malawi, et que l’on maintient des niveaux de pollution corrects, on est rarement confronté à des problèmes. Cela ne dispense évidemment pas d’essayer de lui fournir une eau d’excellente qualité. On s’appliquera donc à maintenir les paramètres comme le PH, la dureté, la température et les teneurs en polluants (ammoniaque, nitrites et nitrates), à des valeurs s’approchant au plus près des optima. Ceux-ci se situent dans les valeurs suivantes :

PH : entre 7,8 et 8,2
TH : entre 8 et 12
TAC : entre 10 et 14
T° : 24 à 28°C
NH4+ : < 0,5 mg/l
NH3 : < 0,05 mg/l
NO2 : < 0,5 mg/l
NO3 : < 50 mg/l

En ce qui concerne l’alimentation rien, du moins en aquarium, de très compliqué. Vous verrez par la suite que les choses sont différentes dans le milieu naturel. Il accepte toutes les formes de nourritures sèches, flocons et granulés. On peut lui faire plaisir de temps en temps, en fait le plus souvent possible, avec de la nourriture vivante (artémias, daphnies, etc.), des aliments frais coupés en morceaux (crevettes, moules, etc.), ou de la nourriture congelée en plaquette vendue dans les magasins spécialisés. Dans ce dernier cas, choisissez bien un mélange spécialement conçu pour les cichlidés du lac Malawi. En effet Cyrtocara moorii peut souffrir, comme la majorité des cichlidés du lac, de troubles intestinaux mortels en cas d’ingestion d’aliments dits "rouges", de types vers de vase, larves de moustiques rouges, cÅ“ur de bÅ“uf, viandes rouges, etc.

Sur la piste du "suiveur bleu" :

Si, comme nous l’avons vu précédemment, Cyrtocara moorii n’est pas très difficile sur le choix de ses aliments, il se distingue par contre de façon singulière quant à la technique pour se les procurer. Encore une originalité, et celle-ci n’est pas des moindres. Celui-ci fait en effet partie d’un groupe confidentiel d’espèces ayant pour point commun leur technique très particulière de recherche de nourriture. Ce groupe est composé de cinq espèces de cichlidés sabulicoles colorés. On les appelle les "suiveurs bleus". On trouve dans le groupe : Protomelas annectens, Otopharynx selenurus, Placidochromis electra, Placidochromis phenochilus, et bien sûr Cyrtocara moorii. Ce terme de "suiveurs bleus" est plutôt flatteur. Lorsque l’on connaît les détails de cette technique d’alimentation, on est tenté de penser que les "grappilleurs indigos" ou les "glaneurs azurés" seraient plus appropriés. Le terme "Chisawasawa" est également utilisé pour désigner un groupe d’espèces élargi, désignant ces poissons et des fouilleurs de substrat qui occasionnellement ont un comportement de "suiveurs". Voici les faits. On trouve dans le lac des espèces de cichlidés de grandes tailles comme Taeniolethrinops praeorbitalis, Fossorochromis rostratus ou Mylochromis lateristriga, qui, pour s’alimenter, fouillent et retournent le substrat à longueur de journée, à la recherche de nourriture. Ils mettent ainsi en suspension de grandes quantités de matières. Cyrtocara moorii, et ses acolytes, ont réalisé l’intérêt qu’il y avait à suivre ces poissons. Ils trouvent en effet dans cette matière en suspension, de quoi s’alimenter. Ce qui semble n’être que des miettes pour ces énormes cichlidés, constitue souvent un copieux repas pour ces espèces de tailles beaucoup plus modestes. Trois techniques sont principalement utilisées par les "suiveurs bleus" pour s’alimenter. La première consiste à effectuer des recherches directement dans le nuage de matières mises en suspension, et de picorer la nourriture ainsi découverte. La seconde réside dans l’examen approfondi des zones de sable fraîchement retournées, les organismes vivant dans celui-ci ayant besoin d’un certains temps pour se réorganiser et se dissimuler de nouveau efficacement. Les "suiveurs bleus" profitent de ce laps de temps pour s’en nourrir. Pour finir, ceux-ci sont amenés à réaliser eux-mêmes leurs propres tamisages. Il ne s’agit tout de même pas de se laisser mourir de faim lorsque l’on a perdu son bienfaiteur. Cyrtocara moorii est apparemment une des espèces les plus inféodées à son hôte. Il ne s’alimente jamais, ou alors très rarement, en effectuant ses propres tamisages. Cyrtocara moorii choisit donc un hôte qu’il va suivre en permanence, et dans le sillage duquel il va trouver sa nourriture. Il va s’approprier cet hôte jusqu’à se comporter avec lui, comme s’il était son territoire. Il repousse les autres "suiveurs bleus", les considérant comme des concurrents potentiels qui envahissent son domaine. La fidélité dont fait preuve celui-ci envers son hôte reste un mystère. Il est bien évident qu’il doit bien être obligé de changer d’hôte par moment. Lorsque l’hôte meurt ou lorsque que cet hôte est une femelle et qu’elle incube, Cyrtocara moorii doit forcément trouver une solution de rechange. C’est un sujet sur lequel je manque d’informations, mais qui mériterait probablement d’être développé. Une question se pose lorsque l’on évoque l’utilisation de ces techniques de recherches de nourriture hors du commun ou lorsque l’on détermine la relation entre les "suiveurs bleus et leurs hôtes. Doit-on parler de commensalisme ou bien ont-ils tout simplement transformé l’opportunisme en une véritable spécialisation alimentaire ?


Cyrtocara moorii - Photo : Sylvain Dubreuil

La vie en aquarium :

De par sa taille, Cyrtocara moorii nécessite un grand bac. Un aquarium de 1,50 mètres de longueur semble être le minimum pour qu’il puisse s’épanouir. Il a besoin d’une importante surface de nage où il pourra évoluer à son aise. Celui-ci se dissimulant rarement entre les roches, un décor haut et peu large, qui habille la face arrière du bac sans empiéter sur la zone de nage, sera parfait. Pour le sol, le choix se portera sur un mélange de sable. Du sable de Loire mélangé à du quartz n°3 et un peu de quartz n°10 permet d’obtenir un sol compact, mais dans lequel l’eau circule facilement. Cela permet aux poissons de le façonner selon leurs envies, mais évite de se retrouver avec une eau trouble dés qu’ils fouillent un peu celui-ci. Le choix du sol ne doit pas se faire par rapport à Cyrtocara moorii, car celui-ci n’y porte pas une grande attention. Cyrtocara moorii est souvent décrit comme un poisson calme et pacifique. Cependant on peut lire ça et là des propos contradictoires quant à cette réputation. Dans le milieu naturel celui-ci n’est pas territorial au sens propre du terme. Il ne défend que les abords de son hôte. Il lui arrive pourtant de l’être, visiblement assez fréquemment, en aquarium. Cette territorialité reste néanmoins peu marquée, et ne fait pas de lui un poisson extrêmement agressif. Il faut juste garder en mémoire que derrière sa placidité apparente, Cyrtocara moorii reste un cichlidé. On conseille ou plutôt on propose souvent, de le maintenir en couple. Cela est sûrement dû au fait qu’il y a peu de chance que celui-ci maltraite la femelle, et ce même si elle est seule dans le bac. Contrairement à la majorité des espèces du lac celui-ci ne passera pas son temps à la harceler. On peut donc le maintenir effectivement en couple sans risque pour la santé de celle-ci. Néanmoins le maintien d’un trio (1 mâle pour 2 femelles), voire d’un quintette (2 mâles pour 3 femelles), reste le meilleur choix si l’on veut profiter d’une large gamme de comportements. La présence de plusieurs individus, et surtout de deux mâles, aura pour effet de stimuler la vie du groupe en intensifiant les interactions entre les individus. Parades, poursuites et intimidations on plus de chance de se produire au sein d’un groupe, qu’entre deux individus. Dans le lac, Cyrtocara moorii est plutôt solitaire. Dans un groupe de "suiveurs bleus", il est bien souvent le seul individu de son espèce. Il ne s’agit donc en aucun cas de recréer un comportement naturel, mais seulement de susciter des événements intéressants à observer. De plus, cela a pour avantage de permettre aux femelles en incubation de pouvoir s’isoler plus facilement. Pour ce qui est du choix de ses compagnons de bac, les critères de sélections sont les suivants. Premièrement, pas d’espèces trop remuantes. Donc, pour commencer, pas de m’bunas. Leur agressivité et leur vivacité finiraient par venir à bout de ce grand timide. Il est vrai qu’un petit groupe de m’bunas rend souvent plus vivant un bac Malawi. Alors, si malgré tout on est tenté d’en introduire, il faudra alors porter son choix sur des espèces de petites tailles et/ou réputées pour être pacifiques. En supposant que le mot pacifique puisse être utiliser pour des m’bunas. On optera donc pour des espèces comme, Cynotilapia axelrodi, Iodotropheus sprengerae, Labeotropheus fuelleborni, Labidochromis caeruleus, Mélanochromis johannii, Pseudotropheus demasoni, Pseudotropheus socolofi, etc. Deuxièmement, il ne faudra pas prendre le risque d’introduire des espèces avec lesquelles il risquerait de s’hybrider. On commencera donc par éviter les espèces morphologiquement proches, dont notamment les autres espèces de "suiveurs bleus" et en particulier Protomelas annectens et Placidochromis electra. On trouve des récits et des photographies d’hybridations entre Cyrtocara moorii et différentes espèces, dont Dimidiochromis compressiceps. Ce dernier n’a pourtant pas énormément de points communs avec Cyrtocara moorii. Il faut savoir que ces hybridations ne peuvent être le fruit du hasard. Elles sont obligatoirement provoquées. Dans des conditions de maintenance normales, en prenant quelques précautions sur le choix des individus, et en s’assurant d’avoir pour chaque espèce les deux sexes présents dans l’aquarium, il n’y a aucune raison d’assister à de telles aberrations. Pour toutes les autres espèces du lac ne rentrant pas dans les catégories ci-dessus, on ne peut pas faire de généralités. Les choix doivent se faire au cas par cas en tenant compte des divers éléments matériels et en faisant preuve d’un peu de bon sens. Heureusement, le peuplement piscicole incroyablement riche en espèces de cichlidés du lac Malawi, aidera le cichlidophile à résoudre relativement facilement ces problèmes. Malgré les incompatibilités et les restrictions, le choix reste tout de même extraordinairement important. D’ailleurs, ce choix est tel, que ce sont bien souvent les moyens matériels de l’aquariophile qui imposent le plus de contraintes.

Maux divers :

Rien de bien sensationnel à signaler au niveau des pathologies chez Cyrtocara moorii. Comme beaucoup d’habitants de nos bacs il peut être victime d’infections parasitaires (vers, parasites unicellulaires et crustacés parasitaires), d’attaques bactériennes et très exceptionnellement d’infections virales. Voici une petite liste des problèmes les plus souvent rencontrés :

- Parasites unicellulaires : Costia (voile cutané sur le corps), Spironucleus (maladie des trous), Ichtyophtirius (points blancs), etc.
- Bactéries : Columnaris (pourriture des nageoires et nécrose cutanée), Aéromonas et Pseudomonas (pourriture des nageoire et hydropisie), etc.

Mise à part les problèmes liés à l’alimentation, il n’a cependant aucune prédisposition particulière à une de ces maladies. Tous ces problèmes ne sont souvent dus qu’à une mauvaise maintenance. Un poisson vivant dans une eau de bonne qualité et adaptée à son métabolisme, ayant une alimentation appropriée, évoluant dans un bac respectant ses besoins et qui n’est pas constamment poursuivi par une épuisette, est très rarement malade. Un environnement de qualité et un système immunitaire performant sont souvent bien plus efficaces que n’importe quel traitement anti-parasitaire ou anti-bactérien. Si chaque fois qu’on introduit un nouvel occupant dans le bac, on fait subir à celui-ci une quarantaine, on élimine également la quasi-totalité de ces problèmes. Alors plutôt que de jouer au vétérinaire après coup, il vaut mieux vaut se concentrer au préalable sur ses devoirs d’aquariophile.

Premiers ébats :

Enfin, toutes les conditions sont réunies pour qu’une première ponte ait lieu. Après 12 à 18 mois d’attente, nos protagonistes mesurent une douzaine de centimètres, et sont biologiquement aptes à procréer. Il n’y a plus qu’à attendre que ceux-ci veuillent bien se décider. Cyrtocara moorii est un incubateur buccal maternel, ce qui est plutôt habituel pour un cichlidé du lac Malawi. Cette situation parût sûrement trop banale aux yeux de celui-ci. Alors, dernière de ses originalités, Cyrtocara moorii a choisi de faire partie de cette poignée d’espèces dont le mâle féconde les Å“ufs avant que la femelle ne les prenne en bouche. Chez la plupart des espèces d’incubateurs buccaux du lac Malawi, la femelle pond ses Å“ufs, les prend en bouche, et vient aspirer la laitance du mâle pour les féconder. Et bien, chez cette petite minorité d’espèces, la femelle pond ses Å“ufs, le mâle les féconde, et ensuite elle les prend en bouche. Cette dernière technique est considérée comme primitive par rapport à la première. On trouve dans ce groupe des espèces très connues comme, Astatotilapia calliptera, Dimidiochromis compressiceps, Nimbochromis livingstonii, Labeotropheus trewavasae et Sciaenochromis fryeri. On peut détecter une légère suractivité chez le mâle durant les heures précédant la ponte. Celle-ci a généralement lieu le matin et souvent les lendemains du jour choisi pour l’apport d’eau neuve. On peut donc penser que la ponte peut être parfois plus ou moins déclenchée par un changement d’eau partiel. Les Cyrtocara moorii n’attachent pas beaucoup d’importance au choix du site de ponte. Ils peuvent pondre sur une pierre plate, dans une cuvette creusée dans le substrat ou directement sur le sable sans aucune préparation préalable. Les observations dans le milieu naturel confirment que celui-ci ne construit pas de structure et pond à peu près n’importe où. Le mâle engage les hostilités et incite la femelle à décrire des cercles au dessus de l’endroit choisi. L’acceptation du site est néanmoins l’affaire de celle-ci. Le couple effectue alors quelques simulations, puis, après s’être légèrement calmés, ils commencent la ponte. La femelle dépose les oeufs, le mâle les féconde, puis la femelle les prend en bouche. Suivant le degré de tranquillité, la femelle laisse plus ou moins de temps au mâle pour l’accomplissement de sa tâche. Dans un environnement calme, celui-ci aura tout le temps de les féconder avant que la femelle ne les prenne tranquillement, puis en dépose d’autres. Si au contraire, le couple est stressé, la femelle prendra les Å“ufs en bouche quasiment pendant que le mâle dépose sa laitance. La ronde recommence jusqu’à ce que la femelle ait pondu ses derniers Å“ufs. On en dénombre de 20 à 90 en fonction de la taille de celle-ci. L’incubation va ensuite durer environ trois semaines. Pendant cette période, la femelle est très craintive. Encore plus que d’habitude. En cas de stress elle relâche très facilement ses Å“ufs. On peut tout de même tenter de l’isoler dans une cuve où elle pourra finir tranquillement de les incuber. Il ne faut pas désespérer de voir celle-ci les recracher pendant l’opération. Si on la laisse tranquille, il y a de fortes chances qu’elle finisse par les reprendre en bouche après un moment. Enfin arrivent les alevins. Ils sont argentés avec des rayures verticales noires et quelques tâches noires caractéristiques. On peut les nourrir avec des nauplius d’artémias et des aliments secs (flocons et granulés), réduits en particules suffisamment petites pour qu’ils puissent les assimiler. Les premiers reflets bleus arrivent lorsque ceux-ci atteignent une taille de 4 à 5cm. Même s’il est vrai que l’on peut en voir très tôt quelques uns dans la nageoire dorsale. La boucle est bouclée. Vous n’avez plus qu’à trouver quelques aquariophiles sérieux à qui confier ces jeunes. Quand Cyrtocara moorii se sent bien dans un bac, Il peut enchaîner rapidement les pontes. Environ deux mois après le lâcher, la femelle est de nouveau prête à pondre. A moins de vous lancer dans l’élevage intensif de ce dernier, mieux vaut donc ne pas récupérer l’ensemble des pontes. On risque de se retrouver rapidement envahie par toutes ces progénitures. Une solution simple est efficace consiste à laisser la femelle dans le bac d’ensemble. Aux vues de leur candeur et de leur vivacité, il y a peu de chance de voir survivre les alevins. On trouve des témoignages affirmant que les comportements de reproduction sont beaucoup plus intéressants à observer chez les sujets sauvages ou étant reproduits seulement depuis quelques générations. Encore une raison supplémentaire pour être exigeant quant à la provenance et à la qualité des poissons que l’on achète.


Cyrtocara moorii - Photo : Sylvain Dubreuil

A long terme :

Depuis plus de 35 ans qu’il peuple nos bacs, je pense qu’il n’y a pas de soucis à se faire sur le devenir de Cyrtocara moorii. Cependant, il y a malheureusement une rançon à payer pour ce succès. Comme toutes les espèces issues de l’élevage, reproduites et commercialisées à grande échelle, les poissons que l’on trouve à présent sur le marché sont assez éloignés des standards des individus sauvages. Ils le sont d’une part physiquement, mais aussi et surtout pour ce qui concerne leur comportement. La coloration et la taille, mais aussi les soins apportés à la ponte et la territorialité, sont autant de modifications qu’il est courant de constater. Ces altérations interviennent du fait d’un appauvrissement génétique dû au manque d’apport de sang neuf, ou pire à cause d’hybridations, involontaires ou non. La popularité est à ce prix. Cependant, il n’y a rien de très inquiétant dans tout ça. Ces poissons sont la plupart du temps destinés à des enseignes ou à des points de ventes que les puristes savent éviter. D’autre part, tout le monde n’a pas forcément ni l’envie, ni les moyens de s’acheter un Cyrtocara moorii sauvage qui coûte, dans le meilleur des cas, cinq fois le prix de ses semblables en provenance de Singapour. Ajouter à cela que notre aquariophile devra sûrement faire quelques centaines de kilomètres rien que pour trouver un magasin qui en propose. Il y aura toujours des magasins s’adressant à un large public. Ces magasins auront toujours besoin d’éleveurs leur proposant des prix bas et des approvisionnements réguliers. Ces points de vente sont indispensables à la popularisation de l’aquariophilie. Mais, il y aura toujours également des professionnels sérieux et quelques passionnés pour importer, élever et entretenir des souches de bonnes qualités destinées aux cichlidophiles les plus pointus. Nous ne sommes donc pas prêts de voir disparaître cet authentique cichlidé dont la maintenance a apporté à nombre d’entre nous beaucoup de plaisir. En espérant seulement que cet article vous aura incité à devenir un de ces passionnés.

Texte : Frédéric Courvoisier-Clément (AFC 1319.08)
Photos 1,2 et 3 : Michael Chilard (AFC 0235.50)
Photos 4 et 5 : Sylvain Dubreuil (AFC 0906.29)

Paru dans la R.F.C. n°256.